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Attestée par l’ouvrage International Critical Pedagogy Reader (Darder et al., 2016), la sous-représentation de l’aire francophone dans les études sur les pédagogies alternatives incite le laboratoire EXPERICE (Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis) à proposer un colloque qui s’inscrit dans le cadre des questions épistémologiques. Leur objectif est de mettre en débat le laboratoire des savoirs et des connaissances de l’éducation postcoloniale, racialisée et genrée, par l’étude des théories de l’oppression et de la domination. Les pédagogies de la conscientisation et de la libération, dans notre monde contemporain, y saisiront les facteurs environnementaux et individuels qui favorisent l’aliénation ou la libération des individus invisibilisés et infériorisés.

Si les analyses de Horkcheimer (1944) éclairent la thèse d’une connivence entre raison et domination comme laboratoire de la soumission à l’autorité ; comment penser la transformation de la société quand la psychanalyse nous dévoile des êtres pulsionnels, attachés à l’irrationalité de l’ordre existant (Genel, 2013) et soumis à des zones d’être ou de non-êtres (Fanon, 1961) ? Il pourrait alors être stimulant de porter alternativement un regard sur les travaux de Paulo Freire et de Frantz Fanon pour penser une « pédagogie décoloniale » (Walsh, 1991), c’est-à-dire une pédagogie critique (Freinet, 1994) et interculturelle. Quelles seraient donc les facteurs éducationnels qui entravent ou favorisent l’autonomie psychique des individus lorsque l’autoritarisme du genre et du sexe affecte autant la pensée individuelle et collective que la théorie elle-même ? Pour nommer autant les structurations psychiques de « ces corps qui comptent » (Butlter, 2009) et pour préciser les intérêts et les limites de la pédagogie intersectionnelle, des travaux sur une nécessaire ré-articulation entre les différentes pédagogies critiques – marxistes, queer, féministes, anti-racistes (Case, 2016) – seront particulièrement appréciés.

Par ailleurs, il ne serait pas purement illusoire et infondé épistémologiquement que de se rapprocher aussi d’une approche cosmologique[1], telle qu’elle est proposée dans certaines régions depuis des millénaires ? Sachant que la question de la nature des corrélations psychophysiques nous amène à conclure à l’inapplicabilité du concept, pourtant intuitif, de « causalité » pour rendre compte de façon cohérente de leur existence (Uzan, 2014), une pensée complexe est nécessaire pour les saisir (Morin, 1990). Quelle serait alors la volonté de savoir des expériences et des connaissances de la recherche en éducation en dehors de l’épistémè de la rationalité et de la doxa des épistémologies du Nord qui ne présentent pas de démarche visant à « penser de façon alternative les alternatives existantes » (Santos de Sousa, 2011, p. 21) ni à décoloniser les savoirs, rendus visibles dans la théorisation d’une pédagogie du conflit à partir d'une herméneutique diatopique (Santos de Sousa, 2011) ?

Construit autour d’un décloisonnement nécessaire entre praticien-ne-s et chercheur-e-s et selon une approche multidisciplinaire inscrite dans un principe de subsidiarité des disciplines, ce colloque est une invitation à penser les lieux d’implications collectives comme des lieux d’éducations et de pensées transformatrices. Il vise à envisager l’agir comme un mouvement réflexif dans une dynamique du sujet qui ne cesse de se métamorphoser, tel que Paulo Freire (1996, p. 46) l’expérimente au quotidien : « Tandis que j’enseigne, je continue à chercher, à rechercher. J’enseigne parce que je cherche, parce que j’ai questionné, parce que je questionne et m’interroge. Je cherche pour constater, constatant j’interviens, intervenant j’éduque et je m’éduque. ».

La conscientisation de l’agir (Lainé, 1973) à travers nos actes de la vie quotidienne, l’enseignement, la recherche, l’intervention éducative, sont donc les ferments de la transformation sociale de notre manière d’appréhender l’habituel, l’ordinaire précisé par de Certeau en 1980, puis par Chauvier en 2011. Force est en effet de constater que les travaux sur les processus de subjectivations critiques laissent à entendre qu’une expérience de normation influence la psyché d’un individu de façon à favoriser son effacement, postulant ainsi que les technologies de normation contemporaines ne participent pas tant à créer des individus trouvant avantage à accorder leurs intérêts à ceux des instances qui les gouvernent pour Foucault (2001), que des êtres assujettis pour Agamben (2007). Des phénomènes d’invisibilisation, de dominations et de discriminations plurielles ont émergé des politiques menées depuis les années 70, conduisant à un détournement des visées politiques des mouvements d’éducation, notamment des mouvements d’éducation populaire, affaiblissant des expériences inédites d’éducations alternatives, transformatrices ou libertaires contemporaines. Quels seraient alors aujourd’hui les intérêts et les limites des pédagogies alternatives telles celles de la libération et de la conscientisation de Paulo Freire dans nos pratiques quotidiennes ? Comment dès lors, les rendre lisibles, audibles dans l’espace public, afin qu’elles puissent être saisies et réinvesties par le plus grand nombre ? Les Suds ne sont pas uniquement géographiques mais bien ancrés dans une vision politique et segmentée de la relégation et de l’invisibilisation. Des territoires sont marginalisés, des populations sont évincées, des personnes empêchées, les dominations raciales, sociales, sexuelles, de santé et épistémologiques se manifestent à la fois dans de multiples lieux.

Eu égard à ce qui précède, le colloque entend donc interroger les conditions d’une alternative à la pensée unique et à l’uniformisation du monde par l’éducation et appelle à un dialogue interculturel, transculturel et transfrontalier par un échange de pratiques plurielles dans des contextes situés. Il s’agira donc d’interroger « nos » suds, situés et ancrés dans nos territoires respectifs et voir comment aujourd’hui ils (inter)agissent et émergent dans quatre lieux éducatifs institutionnels :

1- L’école dans sa dimension sociale

Alors que l’accumulation des savoirs et des savoirs-faire, (l’éducation bancaire que dénonçait Freire), semble de plus en plus tournée vers une adaptation aux prérogatives économiques dès le plus jeune âge, quelle place est laissée aux pédagogies actives aujourd’hui et notamment aux instances d’apprentissages du pouvoir de la parole (Pochet & Oury, 1997) ? Comment investir ce lieu dans une dimension d’éducation citoyenne ou à la citoyenneté ? Quelle place est laissée à la pensée critique (Corcuff, 2012), à la transgression (Hooks, 1994) ? Quel rôle l’expérience personnelle peut-elle conquérir pour ne plus être seulement un frein à la modélisation des savoirs et des comportements ?

2- Les institutions culturelles/artistiques

En quoi l’art et les pratiques artistiques contribuent à une conscientisation collective ? Comment les rendre accessibles, désirables et appropriables du plus grand nombre ? L’élitisme des grandes institutions est-il compatible avec la transformation sociale ? La question de la pédagogie et notamment de la pédagogie radicale (Gourbe, 2016) traverse également la formation artistique. Au-delà de la théorie du grand partage, comment l’apprentissage peut-il rendre compte de l’égalité des intelligences (Rancière, 2004) ?

3- L’université comme utopie pédagogique

Tout comme Paulo Freire qui avait initié un dialogue sur le sujet, Vincennes et son centre expérimental ont été l’une des rares exceptions d’explicitations pédagogiques dans le supérieur. Cependant, d’autres pratiques alternatives (Escobar, 2012) perdurent. Sont-elles vouées à disparaître ? Comment les faire cohabiter avec une conception mondiale de plus en plus marchande des offres de formation, basée sur l’élitisme et le contrôle ? Quels sont les intérêts et les limites des approches « par compétences » (Perrenoud, 1999), associées souvent au « marché de la formation », avec une conception critique et transformative de l’être humain (Maslow, 1993) ?

4- Le champ associatif politique - L’éducation populaire

D’autres institutions – dans le cadre professionnel ou pas : syndicalisme, formation permanente, associations diverses, universités, coopératives, etc. – sont amenées à se questionner sur la formation que leur activité suscite et/ou génère (Poujol, 1981). Pour autant ne fonctionnent-elles pas en vase clos et ne sont-elles pas peu amenées à diffuser leurs idées en dehors de leur adhérents-e-s (Maurel, 2010) ? Comment les actions, luttes locales peuvent-elles devenir aujourd’hui internationales, notamment par le biais des médias (l’exemple zapatiste en est l’une des meilleures illustrations) ? De quels moyens se dotent-elles pour conserver la radicalité de leur discours tout en le diffusant ?

Dans la mesure où chacune de ces institutions est traversée par des champs de pratiques discursives quatre thématiques transversales seront travaillées dans le colloque :

A. Le genre dans une approche intersectionnelle, c’est-à-dire complexe (Bilge, 2010) et multiple dans les facteurs de dominations (Dorlin, 2009) par lesquels sont régies les personnes. Ainsi, les phénomènes d’invisibilisation ou d’incorporation pourront être étudiés dans chaque lieu traversé par des discriminations muti-critères qui demeurent parfois invisibles aux yeux des acteurs tant ils sont imbriqués. Penser les dominations de manière plurielle paraît alors une nécessité (Kachoukh, 2011), voire une évidence, pour articuler les rapports sociaux de race, de genre et de classe qui se co-construisent de manière dynamique (Cervulle, Kergoat &Testenoire, 2012).

B. Les pratiques corporelles, corps, santé s’intéressent aux approches pluridisciplinaires des usages sociaux et politiques des théories critiques (Keucheyan, 2013) dans la normation des corps de l’homme normaliu blanc, hétéro-normé, genré, racialisé, par l’éducation, qui nécessite l’étude des facteurs qui facilitent ou entravent les processus de subjectivation (Foucault, 2014) et de désubjectivation (Agamben, 2007), favorables à l’autonomie psychique des individus (Genel, 2013). L’éducation dans le champ de la santé ne peut, en effet, continuer à ignorer les savoirs et les visions du monde incorporées liées aux subjectivations des sujets du monde qui restent invisibilisées et souvent ignorées par la pensée unique de la rationalisation des problèmes de santé publique, de l’usage social et politique de l’éducation dans son champ, à la normation des corps et à l’uniformisation du soi dans le monde. En effet, qu’en est-il des dispositifs d’éducation à la santé émancipateurs quand il s’agit d’invectiver l’autre à faire des choix pour son propre corps, déjà performé par la menace de la normativité (Boëtsch et al.,2007) collective, quand l’autre se soumet à la rhétorique de la barbarie des injonctions comportementales à incorporer (Leblanc, 2007) et à la tyrannie du développement du soi (Byung-Chul, 2016) ?

C. Les apprentissages en transculturalités posent la question de la mobilité comme facteur d’apprentissage en termes de tension avec un environnement (social, migratoire, éducatif, etc.) et des parcours de formation qui s’en inspirent. L’écologie des savoirs, la traduction interculturelle peuvent en être des manifestations. Le déplacement n’est pas uniquement géographique, il est également symbolique, cognitif, langagier et usuel. Au cours de son voyage/trajet/errance la personne est confrontée à de multiples situations inédites, auxquelles elle devra pour y faire face déployer de réelles stratégies d’adaptation et d’apprentissages variés. Il s’agit de véritables « écarts » (au sens de Jullien, 2016) entre des pratiques précédemment admises et de nouvelles à s’approprier. Pour autant elles n’échappent pas au risque de conflictualité qui peut surgir dès qu’elles se posent en termes de loyauté familiale ou historique. La transculturation[2] est donc envisagée dans le sens d’une composition dynamique et originale du sujet.

D. L’expérience singulière du sujet par les différentes écritures de soi, la narration, telles les histoires des sans voix (Farge, 2009), les histoires collectives (Coulon & Le Grand, 2000) ou les récits de soi plus personnels (Butler, 2007). Ces expositions narratives produisent des formes de valorisation des personnes ainsi racontées, une reconnaissance (Honnett, 1992) qui éconduirait le mépris et les conflits qui en résultent. Les pratiques d’écriture-lecture impliquées sont au centre des pédagogies « actives », elles ont bouleversé leur apprentissage par un changement radical de perspective : elles sont au service de la pensée du scripteur-trice, qui les utilise à d’autres fins qu’une simple assimilation du code : « l’enseignement est centré sur un travail de groupe et sur une problématisation de la réalité vécue quotidiennement par les analphabètes afin qu’ils conquièrent leur pouvoir d’expression à partir de leur expérience de vie » (Freire, 2013). Elles deviennent un outil d’expérimentation de la pensée propre de l’apprenant qui est alors reconnu en tant que sujet, acteur de son apprentissage, que ce soit à l’école, l’université – avec le journal de recherche (Hess, 2010) – ou dans les lieux d’alphabétisation ou de formation des adultes.

Chacun de ces axes vise à la multidisciplinarité et respectera les spécificités des disciplines convoquées. L’accès au colloque est libre de droits (inscription obligatoire néanmoins) afin de faciliter au maximum la venue de tou.te.s. et de proposer sur les trois journées un dispositif (participatif) d’intelligence collective qui rassemblera des chercheurs confirmés, des étudiants, des professionnels de l’éducation, des militants, des artistes, etc.

Des ateliers autour des productions réalisées par les étudiants de sciences de l’éducation relateront des dispositifs de conscientisation autour de la thématique de la femme en tant que sexe social. Les productions seront avant tout visuelles afin de faciliter une compréhension transculturelle.

Une journée de pré-colloque, le mardi 15 mai, accueillera des lycéens de différentes villes pour une restitution du projet « 100 écoles, 100 témoins » (https://100temoins100ecoles.wordpress.com/paroles-dhommes-et-de-femmes/).



[1] « … une des plus anciennes discipline intellectuelle de l’humanité » d’après l’Encyclœpedia Univesalis, [qui] « ne s’intéresse aux différentes parties qui composent l’Univers que dans la mesure où elles sont en relation » Achièze-Rey « Cosmologie », Encyclopædia Universalis [en ligne], consultée le 15 mai 2017. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/cosmologie.

[2] Concept retravaillé à partir de celui de l’anthropologue Fernando Ortiz.

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